mercredi 4 avril 2012

Ne tirez pas sur le comédien

Ne tirez pas sur le comédien

 Par Adnan LOUHICHI 
La Presse 02/04/2012
 
Le dimanche 25 mars 2012, le théâtre tunisien célébrait sa fête sur l’avenue Habib Bourguiba. Temps printanier, le ciel bleu très légèrement moutonné diffusait une lumière filtrée sur la scène en bois trônant dans l’allée axiale non loin de la majestueuse statue d’Ibn Khaldoun. Sur les marches du théâtre, les comédiens et les comédiennes maquillés, arborant leurs costumes scéniques somptueux ou bigarrés mettaient les dernières touches à leurs préparatifs. Ils étaient heureux de s’approprier enfin la place publique. Ils souriaient à la foule qui grossissait de plus en plus. Beaucoup d’enfants étaient de la partie. Ils agitaient frénétiquement leurs petits drapeaux. Ils s’impatientaient et obligeaient leurs parents à suivre les pantomimes  des clowns déguisés. L’ambiance était détendue, joyeuse et les représentations artistiques programmées devaient se dérouler tout au long de la journée jusqu’à dix-sept heures.
Sur cette scène géante de l’avenue, se préparait aussi une mise en scène autre que celle de nos illustres dramaturges. Les protagonistes se comptaient par centaines. Ils étaient tous barbus. Ils étaient tous habillés à la mode afghane. Ils étaient tous férus de l’idée du Califat islamique d’après leurs banderoles. Des dizaines d’entre eux portaient le drapeau noir car on le sait, ils détestent le drapeau national. Ils criaient Allah est grand. Ce qui est en soi un acte de foi partagé par presque l’humanité entière. Mais là ou cela devient contestable c’est que ce cri sortait de leurs bouches avec une intonation chargée de haine et d’agressivité et qu’il était lancé à la face des comédiens comme un outrage. Les comédiens surpris et peut-être un peu ahuris par l’attitude menaçante des barbus, scandèrent l’hymne national ; la foule en fit de même. Cette fois-ci les barbus se sentirent outragés; c’est que les paroles de Aboulkacem Chebbi ne provoquent pas chez eux comme chez tous les Tunisiens, cette adrénaline mobilisatrice, cet élan patriotique. Alors les bouches qui hurlaient Allah est grand, proférèrent des injures et des obscénités à l’encontre des comédiens et surtout des comédiennes, les mains implorantes devinrent inquiétantes. Les meneurs des barbus se lancèrent dans de violentes diatribes contre les mécréants, à savoir les comédiens, les démocrates et les laïcs puis contre les juifs. On criait à l’unisson «Mort aux juifs».
Les manifestations théâtrales étaient sérieusement compromises d’autant plus que les barbus s’alignèrent sur la scène pour prier ! Une prière qui ne correspondait en rien à cet état de communion entre l’homme et Dieu.*
La fête du théâtre ne pouvait plus avoir lieu. Il fallait éviter l’effusion de sang. Ces évènements m’ont rappelé un épisode vécu par Saint Augustin. Lui aussi a eu affaire aux «salafistes» chrétiens vers l’an 400. Ils se signalaient comme les nôtres par leur longue chevelure et leur longue barbe, qu’ils laissaient pousser «de peur qu’une sainteté tondue fît moins d’effet qu’une sainteté chevelue»; ils se réclamaient de la tradition des patriarches de l’Ancien testament, Samuel et Samson ! Augustin se moquait d’eux en les qualifiant d’oiseaux noirs qui condamnaient les barbiers au chômage, par crainte d’être plumés et de ne plus pouvoir voler ! Pour lui ces gens affichent avant tout un souci de paraître. Ils recherchent leur propre intérêt, non celui de Dieu.
Les agressions contre les artistes et les intellectuels se multiplient. Le gouvernement doit agir au plus vite. Des mesures relevant de l’ordre public sont à prendre. Le ministère de l’Intérieur sait ce qu’il a à faire normalement comme ne pas accorder une autorisation à manifester à deux groupes opposés en même temps et dans le même itinéraire et comme l’intervention ferme dès qu’il y a injures et violence contre des personnalités, des groupes ou des communautés. Le président de la République se doit de rassurer nos compatriotes juifs et de poursuivre en justice ceux qui ont appelé à la haine raciale. Par ailleurs, je demande aux juifs de Tunisie de s’investir un peu plus dans l’action civile, de revendiquer haut et fort leur appartenance à ce pays.
Oui le peuple tunisien aime le théâtre, le cinéma, les arts plastiques, la musique, la danse, les musées et toutes les nourritures culturelles. Oui il y a des jeunes désemparés, non instruits. Oui il y a des gouvernorats qui ne possèdent pas une seule salle convenable de cinéma ou de théâtre ou d’exposition. Pourquoi s’étonner si une frange de la population sombre dans l’intégrisme ?
Les ministres parlent souvent et à juste titre de l’indigence de notre infrastructure routière ou hydraulique ou hospitalière. Or ils ne nous parlent jamais du désert culturel des trois quarts du pays. Peut-être faudrait-il autoriser le ministre de la Culture à poster au niveau de chaque feu et à tous les coins de rues des agents collecteurs de dons en argent. Ainsi on aura à côté de ceux qui nous interpellent en disant : «Contribuez à la construction d’une mosquée» d’autres qui nous diront: «contribuez à la construction d’un théâtre à Kasserine ou à Tataouine» ou «contribuez à la construction d’une bibliothèque au Rgueb…».

*(Serge Lancel, Saint Augustin, éd. Fayard 1995 )

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